Le Conseil constitutionnel censure le secret des consultations accordé aux entreprises

Les « sages » ont censuré le « legal privilege », un article de loi voté à l’initiative de l’exécutif, qui entravait la capacité d’enquête des gendarmes financiers et de l’autorité de la concurrence sur les pratiques illicites des grandes entreprises.

Mathias Thépot, 17 novembre 2023 à 15h53

Une fois n’est pas coutume, le camp du capital vient d’essuyer une défaite en Macronie. Saisi par les député·es de la Nupes, le Conseil constitutionnel a en effet censuré dans une décision du 16 novembre une mesure du projet de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023‑2027 qui favorisait les pratiques illicites des grandes entreprises. Les « sages » de la rue de Montpensier ont estimé que c’était un cavalier législatif.

Cette mesure avait pourtant été intégrée au projet de loi initial via des amendements du groupe centriste au Sénat et du gouvernement à l’Assemblée nationale. Elle instaurait concrètement un « legal privilege » pour les entreprises, selon l’expression anglo-saxonne consacrée. Cela veut dire qu’elles auraient pu rendre opposable aux autorités de contrôle indépendantes et administratives la confidentialité des consultations juridiques demandées aux juristes d’entreprise.

Pour faire simple, en cas de litige ou de conflit avec des clients ou des fournisseurs, pour négocier un contrat ou simplement bénéficier d’un conseil, il arrive régulièrement que des entreprises, a fortiori celles de taille importante, fassent appel à une aide juridique.

Les documents produits dans ce cadre peuvent être remis ou saisis à la demande des enquêteurs des autorités de contrôle, telles l’Autorité des marchés financiers (AMF), l’Agence française anticorruption, l’Autorité de la concurrence ou l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). 

Ces avis de juristes sont une mine d’informations pour dénicher des abus de marché, des situations d’entente entre grands groupes et autres atteintes au droit des consommateurs.

Opacité

Mais les amendements votés par le Sénat et l’Assemblée stipulaient qu’à partir du moment où les consultations concernées portaient la mention « confidentiel – consultation juridique juriste d’entreprise », les autorités administratives ne pourraient plus lever la confidentialité des documents de leur propre chef.  

Ainsi l’ACPR, l’autorité régulatrice des banques et des assurances, et l’AMF, chargée de veiller à la protection des épargnants et au bon fonctionnement des marchés financiers, étaient vent debout contre l’instauration d’une telle opacité. 

L’ACPR, d’abord, avait expliqué à plusieurs député·es que si une telle mesure s’appliquait en France, « l’ensemble des entités entrant dans le domaine de compétence de l’ACPR, soit les 1 437 entités du secteur bancaire et assurantiel, ainsi que les 70 000 intermédiaires en banque et assurance pourront opposer la confidentialité à l’ACPR, lorsqu’elle agit dans le cadre de ses missions de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, de protection de la clientèle, mais aussi dans le cadre du contrôle des règles prudentielles pour les organismes d’assurance »

Et l’AMF craignait de son côté, dans un article de l’Agefi, « un risque de “boîte noire” dans les entreprises » ; celles-ci pouvant « être tentées d’estampiller “legal privilege” des documents non juridiques, en y ajoutant artificiellement quelques éléments de droit, dans le seul objectif de les soustraire à la saisine d’une autorité de contrôle ».

Cavalier législatif

Dans sa décision du 16 novembre, le Conseil constitutionnel a estimé que l’intégration du legal privilege à la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice avait tout du cavalier législatif.

Car ce dispositif ne présentait « pas de lien, même indirect », avec les dispositions de l’article du projet de loi initial dans lequel il a été inséré – l’article étant à la base « relatif au diplôme requis pour accéder à la profession d’avocat » – ni même « avec aucune autre des dispositions qui figuraient dans le projet de loi ». Dès lors, il a été adopté par le Parlement « selon une procédure contraire à la Constitution », stipule la décision.

Il y a, du reste, des chances que le sujet revienne sur la table durant cette mandature. L’instauration du legal privilege est en effet un vieux serpent de mer des lobbys de juristes d’entreprise et de banque. Soutenus par des parlementaires de droite et du centre, ils militent depuis des années pour que leurs avis demeurent le plus confidentiels possible afin de donner confiance aux entreprises de faire appel à eux.

En 2015, notamment, un amendement d’un sénateur centriste avait déjà tenté d’instaurer un legal privilege dans le cadre de la loi Macron. Mais il avait été rejeté en séance publique… à la demande du ministre de l’économie de l’époque. L’amendement revenait, selon les mots d’Emmanuel Macron, à créer un « coffre-fort juridique » pour les entreprises. Mais depuis, la Macronie semble avoir retourné sa veste.