Romans-sur-Isère : les médias euphémisent la violence

Alors que des dizaines d’individus cagoulés et armés ont débarqué dans un quartier populaire de Romans-sur-Isère aux cris d’“Islam hors d’Europe”, les médias ont eu bien du mal à qualifier les faits pour ce qu’ils étaient : une descente raciste et islamophobe organisée par l’extrême droite.

Dans la nuit du 25 au 26 novembre 2023, près d’une centaine de membres de groupuscules d’extrême droite, venus de toute la France, “cagoulés et armés de barres de fer” selon des témoins, se sont donné rendez-vous à Romans-sur-Isère, dans le quartier de la Monnaie. Une expédition punitive organisée en réponse à la mort du jeune Thomas, 16 ans, au bal de Crépol le 18 novembre : selon France Bleu Drôme, ils criaient “Justice pour Thomas”. Le quartier de la Monnaie de Romans-sur-Isère, d’où venaient certains des suspects de l’attaque du bal de Crépol, a cristallisé le débat médiatique toute la semaine suivant la mort de Thomas. “80 individus ont tenté d’envahir le quartier de la Monnaie à Romans-sur-Isère en fin de journée”, a annoncé la préfecture de la Drôme sur X (ex-Twitter), en déclarant avoir procédé à “20 interpellations dont 17 gardes à vue”.

Selon une vidéo filmée par un habitant du quartier, qui a intercepté le téléphone de l’un des membres de cette “milice néo-nazie” selon sa description, ces personnes armées seraient venus pour “frapper du bougnoule”. Ce sont les mots des “individus” eux-mêmes, dans une conversation sur WhatsApp visible sur le portable de l’un d’eux : on peut y lire un échange entre plusieurs membres du groupuscule, dépassés par la réponse des habitants du quartier qui ont répliqué en les pourchassant, qui intiment à leurs camarades de “ne pas taper du bougnoule” et de “se cacher”, “ordre de gros lardon [leur chef]”. Dans les vidéos filmées sur place et rapidement postées en ligne, on entend la foule scander des slogans racistes tels que “Islam hors d’Europe” ou “La France nous appartient”. Difficile, au vu de ces éléments, de ne pas souligner le caractère raciste, violent et d’extrême droite des événements.

“Violences”, “manifestation”, “défilé”, mais pas de “ratonnade”

Mais au lendemain de l’attaque du quartier de la Monnaie, rares sont les médias à décrire clairement le projet politique et raciste de l’expédition punitive menée par l’extrême droite à Romans-sur-Isère. 

Pour franceinfo, c’est le nombre d’interpellations qui prime en titre de l’article où l’on parle d’“une descente de militants d’ultra-droite”. Un choix qui choque parmi le lectorat comme la profession: “«Militant» pour parler d’un milicien. «Manifester aux cris de» pour parler d’une ratonnade à la barre de fer… Rien ne va”, estime alors le fondateur de Numerama sur X (ex-Twitter).

Un autre article de franceinfo choisit quant à lui de se focaliser sur… le sort de l’un des membres du groupuscule, qui a été hospitalisé, et qui est décrit comme un “militant de 20 ans” dans la première version du titre - ce qui étouffe quelque peu le fait qu’il participait à la “descente de l’ultra-droite” en question. Le titre est ensuite modifié et devient : “Un membre de l’ultra-droite hospitalisé après avoir été blessé par des jeunes, lors de la descente de l’ultra-droite à Romans-sur-Isère”.

Tout au long de la matinée du 26 novembre, BFMTV parle de “manifestation”. “Un des militants de 20 ans de l’ultra droite venu manifester hier à Romans sur Isère a été tabassé et gravement blessé”, annonce la chaîne dimanche matin. “«Venus manifester», drôle d’appellation pour une ratonnade”, a par exemple fait remarquer un réalisateur de RMC, en critiquant le choix sémantique de BFMTV, qui fait partie du même groupe que sa radio, Altice médias. En réponse à la remarque d’Alban Azaïs, le journaliste de BFMTV Maxime Brandstaetter, à l’antenne ce 26 novembre, a répondu en se rangeant derrière les choix sémantiques de la préfecture de la Drôme : “Le procureur de Valence hier qualifiait cet événement de manifestation.” Dans l’après-midi, la chaîne d’info change de vocabulaire, et décrit les événements comme une “expédition punitive de l’ultradroite”. BFMTV utilisait également l’expression “militant de 20 ans” pour décrire l’un des jeunes d’extrême droite présents à Romans.

Europe 1, dans le même ordre d’idée, préfère utiliser les mots “défilé de l’ultra-droite” - qui contrastent avec la déclaration de l’Insoumis Manuel Bompard en titre, puisque lui n’hésite pas à parler de “tentative de ratonnade”. Il faut dire qu’un “défilé”, c’est tout de même moins menaçant. Une ratonnade, par définition, est un mot familier pour décrire une “expédition punitive ou des brutalités exercées contre des Maghrébins”. Un mot dérivé de l’insulte “raton”, qui charrie l’historique de la violence à l’encontre des Maghrébins en France mais est également lui-même chargé de racisme. Il a toutefois été employé par de nombreuses personnalités médiatiques et politiques après les événements de Romans-sur-Isère, car les circonstances de l’attaque du quartier de la Monnaie (des individus armés, d’extrême droite, venus dans un quartier à la population supposée majoritairement maghrébine pour “frapper du bougnoule”) ressemblent fortement aux massacres politiques des Maghrébins - et notamment des Algériens - des années 1960 à Paris, que les médias avaient souvent alors décrites comme des “ratonnades”.

Minimisation du caractère raciste

Dans tous ces médias, l’aspect raciste et ciblé à l’encontre de la population maghrébine du quartier, pourtant explicité par le membre du groupuscule décrit comme donnant des ordres, le fameux “gros lardon”, est peu développé. Le Parisien décrit des “violences provoquées par l’ultradroite”, qui “scande des slogans racistes”. Quant au Figaro, si le journal décrit bien des “individus prêts à en découdre” et parle de leurs “cris de «justice pour Thomas» ou de «Islam hors d’Europe»”, leur idéologie politique n’est mentionnée qu’au troisième paragraphe, lorsque l’article cite “plusieurs témoignages de militants d’ultra-droite recueillis par le Figaro” qui qualifient les attaquants de “jeunes «patriotes réunis pour répondre aux attaques incessantes de la racaille sur la jeunesse blanche et défendre Thomas»”. Le Figaro n’a pas, semble-t-il, cherché à joindre des habitants du quartier de la Monnaie pris pour cible.

“Des militants identitaires sont allés manifester dans la cité de la Monnaie, là où résident des racistes anti-blancs, là d’où viennent les tueurs de Thomas”, déclare, face caméra dans sa vidéo de revendication postée sur les réseaux sociaux, un homme ayant participé au raid. Il dénonce l’arrestation des membres du groupuscule ayant attaqué la Monnaie - qu’il nomme “les nôtres” - et qualifie les habitants du quartier comme des “racailles” et des “barbares”. “Nous sommes humiliés sur notre propre sol”, conclut-il en promettant que “cela ne fait que commencer”. StreetPress a par ailleurs souligné que l’homme présenté comme le meneur de l’opération dans plusieurs discussions en ligne et surnommé “gros lardon”, de son vrai nom Léo R., a “déjà été interpellé pour une autre tentative de ratonnade à Paris en 2022, lors du match France-Maroc”. Chez lui, les policiers avaient découvert des drapeaux et des insignes du IIIe Reich.

“Inversion sémantique” sur CNews

Sur le plateau de CNews, on parle de “tensions” et d’une “manifestation” à Romans-sur-Isère. “Quatre-vingts individus d’ultradroite, encagoulés et vêtus de noir, ont défilé pour rendre justice à Thomas”, résume un sujet en voix off. Eliot Deval, le présentateur de L’heure des pros week-end, prend parti en creux : il dénonce l’absence de conférence de presse de la préfecture lors de la mort du jeune Thomas, mais la tenue de l’une d’elle après l’attaque du quartier de la Monnaie. “Vous avez un enfant de 16 ans qui est tué à coups de couteau samedi dernier, et rien que parler de cet ensauvagement, ça serait une récupération politique, en revanche, quand vous avez 80 identitaires qui viennent manifester, là on a le droit d’en parler”, s’émeut-il. 

L’éditorialiste Eugénie Bastié renchérit en déclarant qu’elle estime que la France n’est plus loin de ce qu’elle nomme “le face à face, c’est à dire la guerre civile”. Elle dénonce un “déni total” autour du membre du groupuscule hospitalisé, dont on ne “parle pas”, selon elle : “On se rue sur cette espèce de menace d’ultradroite pour tourner la page de la mort de Thomas.” Ce n’est pas selon elle “la menace de l’ultradroite” dont il est question, mais celle de “l’insécurité” : “L’ultradroite est une menace, je ne la sous-estime pas, mais je ne mets pas les deux menaces au même niveau.” Toujours sur CNews, toujours le 26 novembre, Frank Tapiro, un habitué de la chaîne de Bolloré, regrette carrément une “inversion sémantique” autour du mot “invasion”, qu’il considère être réservé à l’immigration : “Le mot invasion, c’est celui qui est attribué, depuis quarante ans, à l’immigration : on dit, «Les étrangers, ils nous envahissent». Et là, sciemment on utilise ce mot pour décrire ceux qui sont présumés coupables de ce genre d’agissements pour ceux qui essayent de se venger, ou de marcher contre, ou d’exprimer une idée, contre [les immigrés].”

Bref, ces “militants” qui “manifestaient” en “défilant” à Romans-sur-Isère essayaient simplement “d’exprimer une idée”. Celle de la violence raciste.

  • Eikichi [Any] ⏚ 🇵🇸@lemmy.ml
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    2 years ago

    En tant que racisé, la France (grosse généralité) est dégoûtante et ca fait bien longtemps.

    L’indifférence, le manque d’indignation, le deux poids deux mesures, toujours a se justifier, etc.

    Une manifestation qui a dégénérée. LMAO.
    Et après ca crie au loup des qu’un rebeu pete de travers.

    Darmanin, ensauvagement. Lmao.

  • keepthepace@slrpnk.net
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    2 years ago

    “L’ultradroite est une menace, je ne la sous-estime pas, mais je ne mets pas les deux menaces au même niveau.”

    Devinez la couleur de peau de cette personne.