Nicolas Lerner, qui dirige le renseignement intĂ©rieur, Ă©voque le suivi des dĂ©tenus radicalisĂ©s aprĂšs leur sortie de prison, les mutations du phĂ©nomĂšne djihadiste et l’impact du conflit au Proche-Orient sur la menace en France.

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Comme l’auteur de l’attentat d’Arras, dans le Pas-de-Calais, celui de l’attaque au couteau, Ă  Paris, Ă©tait suivi par la DGSI. Est-ce un Ă©chec pour votre service ?

Il n’y a pas une journĂ©e qui passe sans que les quelque 5 000 agents de la DGSI ne soient mobilisĂ©s : 73 attentats ont Ă©tĂ© dĂ©jouĂ©s depuis 2013, 43 depuis 2017. Rien que depuis mars 2023, trois ont pu ĂȘtre empĂȘchĂ©s par la DGSI.

Depuis l’assassinat de Samuel Paty, conformĂ©ment aux instructions de fermetĂ© du ministre de l’intĂ©rieur [GĂ©rald Darmanin], 545 Ă©trangers inscrits au fichier de traitement des signalements pour la prĂ©vention de la radicalisation Ă  caractĂšre terroriste ont par ailleurs Ă©tĂ© Ă©loignĂ©s. Au regard de cet investissement quotidien, chaque passage Ă  l’acte constitue pour nous une amĂšre frustration et une immense tristesse.

Ces deux attaques marquent-elles un retour de la menace terroriste en France aprĂšs une pĂ©riode d’accalmie ?

L’attaque d’Arras intervenait, en effet, aprĂšs une pĂ©riode d’un an et demi sans attentat. Le dernier traitĂ© comme tel judiciairement, c’était l’assassinat d’Yvan Colonna en dĂ©tention, en mars 2022. Mais si on considĂšre uniquement les attentats survenus hors dĂ©tention, il fallait remonter Ă  l’assassinat de StĂ©phanie MonfermĂ©, Ă  Rambouillet (Yvelines), en avril 2021, il y a deux ans et demi.

De fait, nous constatons depuis plus d’un an que cette menace est de nouveau orientĂ©e Ă  la hausse sous l’effet de trois facteurs. D’abord, une redynamisation de la mouvance endogĂšne, singuliĂšrement portĂ©e par de trĂšs jeunes individus. DeuxiĂšmement, l’ancrage persistant dans l’idĂ©ologie djihadiste de profils expĂ©rimentĂ©s et animĂ©s d’une volontĂ© intacte de nous frapper. Et, troisiĂšmement, le retour de la menace en lien avec des théùtres extĂ©rieurs.

Les Français doivent-ils apprendre Ă  vivre avec cette menace et accepter que le risque zĂ©ro n’existe pas ?

Aucun pays au monde, mĂȘme parmi les plus autoritaires, ne peut prĂ©tendre ĂȘtre aujourd’hui Ă  l’abri du risque terroriste. Il est trĂšs important de prendre conscience du fait que l’idĂ©ologie islamiste existera sans doute encore trĂšs longtemps. Les Français doivent savoir que cette menace va persister et que ce combat acharnĂ© s’inscrira nĂ©cessairement dans la durĂ©e.

L’attentat du samedi 2 dĂ©cembre, Ă  Paris, soulĂšve la question du suivi des dĂ©tenus radicalisĂ©s Ă  leur sortie de prison. Comment s’organise leur prise en charge ?

La DGSI estime que parmi les 391 dĂ©tenus aujourd’hui incarcĂ©rĂ©s pour des faits de terrorisme, un « noyau dur » d’une cinquantaine d’individus prĂ©sentent, Ă  ce stade de leur peine qui est encore longue, un profil particuliĂšrement inquiĂ©tant.

En outre, depuis l’étĂ© 2018, 486 dĂ©tenus islamistes ont Ă©tĂ© libĂ©rĂ©s. Ce nombre peut sembler Ă©levĂ©, mais fort heureusement, tous les sortants ne prĂ©sentent pas le mĂȘme niveau de dangerositĂ©. Le taux de rĂ©cidive est d’ailleurs trĂšs faible.

En effet, contrairement Ă  ce que j’entends parfois, un nombre significatif d’entre eux a pris du recul par rapport Ă  leurs engagements prĂ©cĂ©dents grĂące notamment aux efforts de l’administration pĂ©nitentiaire et aux suivis judiciaires mis en place Ă  leur sortie. MĂȘme s’il faut rester vigilant, plus de la moitiĂ© de ces sortants prĂ©sentent aujourd’hui un profil que nous considĂ©rons comme « dĂ©sengagĂ© ».

Parmi l’autre moitiĂ©, aux profils plus ambivalents, certains restent ancrĂ©s dans l’idĂ©ologie radicale. Chaque sortant, quel que soit son profil, fait donc l’objet d’un suivi systĂ©matique par un service de renseignement, et la quasi-totalitĂ© se voit appliquer des mesures judiciaires et/ou administratives visant Ă  favoriser la rĂ©insertion et Ă  leur imposer un dispositif de contrĂŽle renforcĂ©.

La DGSI dĂ©ploie par ailleurs des dispositifs de surveillance humaine et technique importants avec l’objectif de caractĂ©riser tout comportement susceptible d’entraĂźner une entrave judiciaire. Depuis septembre, cinq sortants ont ainsi Ă©tĂ© rĂ©incarcĂ©rĂ©s pour des violations de leurs mesures administratives. Deux autres, sortis de prison trĂšs rĂ©cemment, ont Ă©tĂ© interpellĂ©s en octobre : ils ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă  cinq ans et six ans de prison pour apologie du terrorisme.

L’enjeu, c’est d’arriver Ă  dĂ©tecter ceux qui sont susceptibles de nouveau de passer Ă  l’acte. Les services, Ă©videmment, surveillent. Mais malgrĂ© leur investissement, ils restent Ă  la merci d’un passage Ă  l’acte soudain, soit au terme d’un comportement dissimulateur, soit du fait d’une dĂ©compensation, sans qu’il y ait forcĂ©ment de signes avant-coureurs.

Le ministre de l’intĂ©rieur, GĂ©rald Darmanin, a parlĂ©, concernant le suivi de l’auteur de l’attentat de Paris, d’un « ratage psychiatrique ». Quelle difficultĂ© pose la prise en compte des individus prĂ©sentant des troubles psychiques ?

Parmi les 5 200 objectifs inscrits au fichier de traitement des signalements pour la prĂ©vention de la radicalisation Ă  caractĂšre terroriste et suivis par la DGSI, 20 % prĂ©sentent un trouble psychique documentĂ©. Et sur les douze attentats que la France a connus depuis fin 2018, sept auteurs prĂ©sentaient des troubles soit psychiatriques, dans un nombre restreint de cas, soit psychologiques. On ne peut pas faire comme si cette rĂ©alitĂ© n’existait pas.

Un attentat est toujours le rĂ©sultat de deux composantes : une idĂ©ologie mortifĂšre et un auteur qui, pour des raisons complexes et personnelles, se montre rĂ©ceptif Ă  cette propagande. PrĂ©venir une dĂ©rive violente lorsqu’il existe un trouble de la santĂ© mentale, c’est donc Ă  la fois, bien sĂ»r, le travail des services de renseignement, mais ça doit aussi ĂȘtre celui des professionnels de santĂ© qui peuvent contribuer Ă  limiter les risques de passage Ă  l’acte.

Ce type d’individus peut en effet alterner des phases d’apaisement et d’agitation qui rendent le suivi policier particuliĂšrement complexe. Ils peuvent se montrer trĂšs sensibles Ă  une influence extĂ©rieure, Ă  un Ă©vĂ©nement de leur vie ou Ă  un Ă©lĂ©ment d’actualitĂ©. Nous ne sommes ni psychiatres ni psychologues, et il est parfois difficile pour nous d’apprĂ©cier leurs comportements.

C’est la raison pour laquelle la DGSI a dĂ©cidĂ©, il y a deux ans, de structurer un dialogue respectueux avec les reprĂ©sentants de la profession et d’intĂ©grer en son sein deux psychiatres qui nous aident Ă  procĂ©der Ă  des examens de situation. Les prĂ©fets ont aussi Ă©tĂ© invitĂ©s Ă  s’attacher les services d’un mĂ©decin pour faire en sorte que ceux qui en ont besoin puissent accĂ©der Ă  des soins.

GĂ©rald Darmanin a justement proposĂ© que les prĂ©fets puissent ordonner des « injonctions administratives » de soins


C’est un des enjeux identifiĂ©s : comment faire en sorte qu’un individu qui semble devoir bĂ©nĂ©ficier a minima d’un diagnostic mĂ©dical puisse voir un mĂ©decin ? Le droit prĂ©voit un dispositif d’hospitalisation sous contrainte, mais qui demande soit l’intervention d’un tiers proche, soit celle du prĂ©fet ou du maire, et qui est alors conditionnĂ© Ă  un trouble objectif Ă  l’ordre public.

La difficultĂ© survient quand on pressent une fragilitĂ© psychique qui ne se caractĂ©rise pas par un Ă©tat de crise, comme c’était le cas pour l’auteur de l’attentat de samedi. La proposition portĂ©e par le ministre vise Ă  mettre en place un systĂšme qui permette d’obliger ces personnes Ă  se soumettre Ă  un examen mĂ©dical, Ă  charge ensuite aux mĂ©decins de poser un diagnostic. Sur le plan opĂ©rationnel, ce serait une vraie plus-value pour les services de renseignement.

L’auteur de l’attentat de samedi a Ă©voquĂ© la situation au Proche-Orient dans sa revendication. Comment analysez-vous l’impact de ce conflit ?

IndĂ©niablement, ce conflit a des consĂ©quences directes sur la menace en France. D’abord parce que les grandes organisations terroristes, Al-Qaida et l’Etat islamique [EI], ont appelĂ© Ă  travers plusieurs dizaines de communiquĂ©s Ă  une rĂ©action de solidaritĂ© Ă  l’égard des « frĂšres palestiniens ». Dans le cas de l’EI, qui a une aversion pour les causes nationalistes comme celle du Hamas, si la rĂ©action a pris plus de temps et revĂȘt un caractĂšre opportuniste, elle n’en produit pas moins ses effets.

Dans le mĂȘme temps fleurit une sĂ©rie de discours irresponsables qui tendent Ă  prĂ©senter la France comme la « complice inconditionnelle » de l’Etat d’IsraĂ«l dans son « entreprise de gĂ©nocide du peuple palestinien ». Ces discours ont pour consĂ©quence, de maniĂšre Ă©videmment plus insidieuse, de dĂ©signer la France comme une cible lĂ©gitime pour toutes celles et tous ceux qui ont une lecture essentialiste ou religieuse de ce conflit.

Incluez-vous parmi ces discours des prises de parole politiques ?

J’inclus des prises de paroles de toute nature.

Quelles sont les grandes tendances de l’évolution de la menace terroriste en lien avec des théùtres extĂ©rieurs ?

Trois zones retiennent notre attention. D’abord la zone sahĂ©lienne et africaine. A court terme, les organisations terroristes qui y sont prĂ©sentes sont engagĂ©es dans un agenda local. Mais si ces groupes devaient de nouveau conquĂ©rir des emprises territoriales, cela pourrait accroĂźtre leur attractivitĂ© et donner lieu Ă  la crĂ©ation de filiĂšres qui, pour l’heure, n’existent pas.

Vient ensuite le théùtre syro-irakien, oĂč l’EI conserve une rĂ©silience prĂ©occupante et, enfin, le théùtre afghan, oĂč le nombre de combattants de l’EI a presque dĂ©cuplĂ© depuis deux annĂ©es. Le phĂ©nomĂšne auquel on assiste depuis un an est moins un risque de projection de la menace – au sens oĂč on l’entendait en 2015 avec des opĂ©rationnels qui quitteraient la zone pour venir nous frapper – qu’une activation Ă  distance de sympathisants depuis une zone de djihad.

Trois exemples rĂ©cents illustrent cette nouvelle forme de menace : le premier a Ă©tĂ© entravĂ© par la DGSI en novembre 2022 Ă  Strasbourg, avec l’interpellation d’un ressortissant tadjik et d’un TchĂ©tchĂšne dont tout laisse Ă  penser qu’ils ont Ă©tĂ© activĂ©s par des opĂ©rationnels de l’EI en Afghanistan pour frapper la France, ce qui serait une premiĂšre. Pendant l’étĂ©, des partenaires europĂ©ens ont Ă©galement interpellĂ© des individus prĂ©sentant le mĂȘme profil. Enfin, la police suĂ©doise a arrĂȘtĂ© des individus en lien direct avec l’EI en Syrie.

Vous l’évoquiez plus haut, plusieurs projets d’attentats rĂ©cents ont frappĂ© les esprits par le jeune Ăąge de leurs auteurs. Comment expliquer cette tendance ?

Les trois projets d’attentat dĂ©jouĂ©s par la DGSI en 2023 impliquaient des individus qui avaient tous moins de 20 ans. Le plus jeune avait 13 ans. Deux autres avaient 14 ans. Dans plusieurs de ces affaires – parfois traitĂ©es avec nos partenaires europĂ©ens, parce que ce phĂ©nomĂšne n’est pas que français, il est europĂ©en –, ces jeunes vellĂ©itaires ne frĂ©quentaient pas de mosquĂ©es ni des lieux de socialisation : ils se structuraient en ligne, sur les rĂ©seaux sociaux, Ă  travers un enfermement idĂ©ologique et numĂ©rique trĂšs prĂ©occupant.

Notre analyse, c’est que l’attrait pour l’idĂ©ologie djihadiste a significativement diminuĂ© du fait de la dĂ©route de l’EI dans les annĂ©es 2017-2018, notamment auprĂšs des gĂ©nĂ©rations qui s’étaient engagĂ©es au dĂ©but des annĂ©es 2010. Mais la propagande de l’EI revient aujourd’hui sĂ©duire une nouvelle gĂ©nĂ©ration d’adolescents qui, pour des raisons diverses – une quĂȘte identitaire, l’écho d’un discours de victimisation, une glorification de pulsions violentes qu’ils peuvent nourrir par ailleurs – se montre de nouveau sensible Ă  cette idĂ©ologie mortifĂšre.

Signe de cette tendance : pendant quasiment trois ans, aucun auteur d’attentats commis en France ne s’était revendiquĂ© de l’EI. Or, lors des trois derniĂšres attaques perpĂ©trĂ©es en Europe, que ce soit Ă  Bruxelles, Arras ou Paris, l’auteur s’est revendiquĂ© de ce groupe. L’idĂ©ologie djihadiste n’est pas morte, et l’EI bĂ©nĂ©ficie d’un attrait nouveau au sein de ces jeunes gĂ©nĂ©rations.